Constant Paquet - Naufrage du Gallia

   

       Il est parfois arrivé que la "petite histoire" de Saint-Martin-des-Champs croise la "grande", à savoir celle de notre pays comme par exemple la guerre 1914-1918. Constant Paquet, comme de nombreux Saint-Martinois, fut engagé dans ce conflit. Son parcours de soldat l’amena en mer Méditerranée sur le croiseur "Gallia" qui fut torpillé par un sous-marin allemand le 4 Octobre 1916.
       Après le naufrage, Constant PAQUET ne revint pas directement en France. Il est resté ensuite à Bizerte jusqu’en janvier 1917, puis fut envoyé à Salonique (régiment de génie) jusqu’en août 1918 et enfin rapatrié en France, il termina la guerre en cherchant son ancien régiment de dépôt en dépôt.
       Voici l’intégralité de la lettre, qu’il a envoyé à sa femme, dans laquelle il raconte avec grand renfort de détails le naufrage du Gallia.

   

Le Gallia, croiseur auxiliaire de 1er rang, torpillé le 4 Octobre 1916 Constant Paquet (cercle rouge) et les rescapés du Gallia
Le Gallia, croiseur auxiliaire de 1er rang, torpillé le 4 Octobre 1916 Constant Paquet (cercle rouge) et les rescapés du Gallia Groupe de rescapés du Gallia
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Les naufragés du Gallia Les naufragés du Gallia Les naufragés du Gallia

Les naufragés du Gallia

Plusieurs radeaux réunis en un seul, et sur lesquels les rescapés sont prêts à recevoir le faux bras qui leur sera lancé du Châteaurenault Quarante-six heures après le sinistre : un homme du Gallia, grièvement blessé par l'explosion de la torpille, est hissé à bord d'un navire patrouilleur
    

Bizerte, le 11 Octobre 1916.

       Chère amie,

       Il faut que je te raconte le malheur qui nous est arrivé, je n’ai pu te le dire plus tôt, tu n’aurais pas eu ma lettre et peut-être que tu ne recevras pas celle-là non plus.
       Partis de Villeneuve le dimanche soir à 4 heures, nous avons passé deux jours en chemin de fer, on n’était pas trop mal et on voyait de beaux pays dans le midi de la France, on est arrivés à Toulon le mardi à 10 h et en descendant du train, on nous a menés directement au bateau le "Gallia" où nous sommes montés à 2 heures après-midi, nous avons pris la mer à 5 h ½, on trouvait ça drôle tout de même de se voir sur l’eau, on devait la voir de plus près ; la nuit s’est passée bien tranquille car la mer était belle, pas le moindre mal de mer, personne n’a été gêné. On a commencé à voir les côtes de Sardaigne à 10 h du matin, on les a vues jusqu’à 2 heures de l’après-midi, tout allait bien jusqu’à 5 heures, un peu après un camarade me montra un sillage dans l’eau en me disant : "tu vois ça, ça n’a rien de naturel, il y aurait bien un sous-marin par ici" on y a plus fait attention, nous devions le savoir peu après à nos dépens. On était en train de manger quand tout d’un coup, une formidable explosion se produisit, notre repas finit en même temps, on a dit ça y est nous sommes foutus, tout de suite on ne se tourmentait pas trop, les sous-officiers passèrent en disant, ce n’est rien, c’est une avarie de machine, je tendis la tête au-dessus du bord et je vis que le navire commençait à s’enfoncer et à 4 ou 5 mètres de nous où nous avions passé, une chose noire qui sortait de l’eau, c’était le sous-marin qui nous regardait couler ; les marins commencèrent aussitôt à descendre les barques et tout le monde se précipitait dedans, il fallait descendre par des cordes à 7 ou 8 m de hauteur, il y en avait qui sautaient du haut, je me suit dit, c’est pas par là que tu pourras te sauver, on nous a donné l’ordre d’enlever nos chaussures, je quittai mes souliers, je gonflai bien ma ceinture de sauvetage, je pris mon livret dans la poche de ma capote ; j’avais une tablette de chocolat et une boite de sardines dans ma musette, je les mis dans ma poche et j’attendis, j’étais aussi tranquille qu’une heure avant, c’est ce qui m’a sauvé.
       L’arrière du navire s’enfonçait rapidement, tout le monde se sauvait sur l’avant en courant, c’était noir de monde et c’était un affolement général, les barques étaient surchargées et il en montait encore, ça s’écrasait l’un sur l’autre, je regardais ça, un moment je suis resté seul à l’endroit où j’étais, j’attendais que mes pieds soient à fleur d’eau pour sauter dedans, je pensais à vous tous et me lançais dans la mer, je tournai la tête et vis le navire qui se cabrait tout droit et s’enfonçait d’un seul coup, je me sentis attiré sous l’eau à je ne sais quelle profondeur, il y faisait presque nuit ; tout d’un coup, je remontai avec la même rapidité que j’étais descendu comme un bouchon dans l’eau ; elle était tellement claire que je voyais le ciel au travers, ma tête vint heurter contre des planches, heureusement que j’avais mis mon calot, j’étais pris sous un radeau, je me dis il ne faut pas rester là, je suivis le bord et je sorti de l’eau, je n’eus qu’à mettre la main sur le bord du radeau et à monter dessus, c’est ma ceinture qui m’a sauvé.
       Il y en avait déjà 7 ou 8 dessus, j’assistai alors à un spectacle horrible à voir, à la place du navire, des épaves de toutes sortes, des planches, des voitures, des bottes de paille et de tout et accrochés à tout cela, des malheureux sans qu’on put leur porter secours, nous avons aidé à monter vers nous tous ceux qui se trouvaient à portée, nous avions à nous défendre contre les mulets qui voulaient monter aussi et qui nageaient dans toutes les directions. La nuit arriva la-dessus et petit à petit le silence se fit, cette nuit du 4 au 5 on ne peut se faire une idée de ce qu’elle fut pour nous dans l’eau jusqu’à la ceinture, nous étions 43 où il y avait de la place pour 20, serrés les uns contre les autres pour nous réchauffer en attendant du secours qui ne venait pas, les appareils de télégraphie n’avaient pas fonctionné, de temps en temps on allumait des papiers et aussitôt on en voyait d’autres partout, c’en étaient d’autres comme nous, le jour vint enfin après cette nuit interminable, on put se voir avec les autres, il y en avait partout dans des barques et sur des radeaux, j’en comptai une trentaine tous à la même enseigne, le soleil vint pour nous sécher, il y en avait en chemise, d’autres en caleçon ; nous avons passé une partie de la journée à regarder de tous côtés sans rien voir que le ciel et l’eau ici vers deux heures après-midi on crut apercevoir de la fumée d’un côté, on ne la quittai pas de vue, c’était bien un navire qui s’avançait sur nous, il nous apercut aussi et une heure après il était bien en vue, c’était un grand croiseur cuirassé français qui transportait des Russes à Salonique, il vint se placer au milieu de nous et envoya des marins nous chercher, il prit tous ceux qui étaient en vue, nous aurions pu y rester plus longtemps, il ne devait pas nous prendre mais le commandant était un brave homme qui a eu pitié de nous, il détourna sa route pour nous mener à Bizerte et télégraphia à d’autres navires d’aller chercher ceux qui s’étaient éloignés, on en a repêché encore le lendemain ; nous avons été bien reçus à bord du Chateaurenault, c’est le nom du navire, par les marins et par les Russes qui nous emmenaient partager leur repas. Malheureusement quant on a voulu chercher les camarades, bien peu ont pu se retrouver, la plupart y sont restés, de notre détachement du 59ème les ¾ sont morts, 93 vivants sur 331, il y en avait du 55ème et du 113ème et du 35ème réserve de l’active, un détachement de serbes et des tringlots tous ont perdu du monde, nous regrettons nos malheureux camarades et plaignons bien leur famille du malheur qui les frappe. Du côté de chez nous je suis le seul survivant, il y aussi Pierron qui est du côté de Montargis, nous sommes ensemble. Nous sommes restés sur le Chateaurenault jusqu’au lendemain à midi, il nous a menés dans le port de Bizerte où un chaland est venu nous chercher pour nous mener à terre, nous sommes descendus dans un triste état, on a traversé la ville presque tous pieds nus avec des vêtements de toute façon donnés par les marins et les Russes, on nous a installés dans une caserne où nous ne sommes pas trop mal, on nous a donné de vieux souliers et de vieux képis à ceux qui n’avaient rien et petit à petit on nous donne ce qui nous manque, c’est à dire tout car on avait rien que ce que l’on a sur le dos puis on nous laisse tranquille, nous ne faisons rien, on va se promener dans la campagne, nous voilà à peu près remis d’aplomb, on a été 8 jours à ne pas pouvoir dormir, je ne sais pas ce qu’on va faire de nous, on va peut-être nous renvoyer en France à notre dépôt. La nouvelle doit se savoir à présent car il y en a qui reçoivent des dépêches.
       Je vais envoyer ma lettre, tant pis si elle ne passe pas , tu me le diras. Ne te tourmente pas pour moi, on se reverra peut-être plus tôt que l’on ne pense. Je termine pour aujourd’hui. Je t’embrasse ainsi que Paulette et Gilberte. Ton mari.

       Paquet Constant, 59ème territ. Caserne Philebert, 7ème groupe à Bizerte (Tunisie).


       Complément d'information sur le naufrage du Gallia parru dans la presse (document fourni par Monsieur Dominique DELAUNAY) :

       Dans le numéro du 14 courant, nous avons annoncé la perte du croiseur auxiliaire Gallia au cours de sa traversée de Toulon à Salonique. Nous avons reçu depuis des renseignements qui nous permettent de donner quelques détails sur ce sinistre et sur les conditions générales des transports de troupes.
       Le Gallia avait quitté Toulon le mardi 3 octobre, vers 6 heures du soir, avec un grand nombre de passagers militaires à destination de l’armée d’Orient. Dans l’après-midi du 4, vers 3 heures, un navire de guerre français signala au Gallia qu’un sous-marin ennemi, revenant d’une croisière dans le Sud des Baléares, faisait route à l’Est pour regagner sa base dans l’Adriatique et que le transport devait s’attendre à le rencontrer. Le commandant du Gallia modifia sa route de façon à passer très au large du point dangereux, avec l’intention de ne la reprendre que la nuit venue. On ne pouvait pas agir avec plus de prudence. Malgré cela, à 5 h 45, alors qu’il était entre la Sardaigne et la Tunisie, le sous-marin se trouva sur son passage et le torpilla. Le Gallia avait peut-être été trahi par sa fumée que l’ennemi aperçut à perte de vue.
       Il n’y avait pas d’explosifs à bord, mais la torpille ayant explosé contre la paroi de la soute à munitions des canons dont le transports était armé, celles-ci éclatèrent à leur tour. L’emplanture de l’un des mâts ayant été arrachée, le mât s’abattit, entraînant dans sa chute les antennes de télégraphie sans fil, rendant ainsi inutilisable le poste de secours radio-télégraphique dont le navire était pourvu.
       Jamais la fatalité n’a montré plus d’acharnement. Ni la route modifiées sagement, ni le souci de n’avoir que le nombre de projectiles strictement nécessaires pour la défense, ni la précaution de se munir d’un poste de T.S.F. de secours ne purent sauver l’infortuné navire.
       Tous les passagers étaient munis de brassières de sauvetage et il y avait à bord un nombre d’embarcations et de radeaux largement suffisant pour tout le monde. Mais les brèches faites à la coque étaient tellement grandes que le navire envahi par l’eau sombra très rapidement.
       Le lendemain, un croiseur ayant rencontré des embarcations et des radeaux chargés de naufragés, lança un appel par télégraphie sans fil, auquel accoururent tous les navires se trouvant dans les parages. On put ainsi sauver un grand nombre de soldats et de marins.
       On s’est étonné que le Gallia n’ait pas été escorté par un ou plusieurs navires. La question du convoiement des transports de troupes est des plus difficiles à résoudre. La marine doit chaque jour, en Méditerranée, assurer la sécurité d’un grand nombre de vapeurs affrétés. Elle est chargée, en outre, avec le concours des marines alliées, du service de patrouille qui fonctionne de Gibraltar à la côte de Syrie.


A propos du torpillage du Gallia

       Le bulletin municipal de Saint-Martin-des-Champs (n°10, mai 2003) a publié une lettre, à la fois riche par sa documentation et émouvante, sur le drame du torpillage du croisière auxiliaire Gallia au large de la Sardaigne le 4 octobre 1916.

Qui a torpillé le Gallia ?

       C’est le sous-marin allemand U 35 commandé par le Kapitän-Leutnant (lieutenant de vaisseau) Lothar von Arnauld de la Périère. Ce nom bien français en étonnera plus d’un, mais il s’agit vraisemblablement d’un de ces nombreux descendants de protestants français réfugiés en Prusse après la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV.
       Ce U 35 faisait partie de la classe des "Trente", ces sous-marins performants dont les Allemands envoyèrent quelques unités en Méditerranée à l’automne 1915 et placèrent sous le commandement d’officiers de haute valeur. Arnauld de la Périère était l’un d’eux, jusqu’alors affecté à l’état-major de la Flotte de Haute Mer. Les Allemands préféraient envoyer leurs as en Méditerranée car les risques d’incidents avec les Américains y étaient beaucoup moins grands que dans l’Atlantique. (On sait que c’est la guerre sous-marine totale appliquée par les Allemands au début de 1917 qui entraîna l’entrée en guerre des Etats-Unis). Il était basé, comme les autres sous-marins allemands de Méditerranée dans le port austro-hongrois de Cattaro (aujourd’hui Kotor au Monténégro) au sud de la mer Adriatique.
       Arnauld de la Périère se tailla rapidement une telle réputation qu’il fut reconnu comme l’as des as des officiers de sous-marins allemands, celui qui au cours de toute la guerre coula le plus de navires, alliés ou neutres, militaires ou marchands, les Allemands n’étant pas à cela près, au moins 4000 000 t.
       Le 4 octobre 1916, il coula donc le Gallia, un gros navire de près de 15 000 tonnes, qui transportait 2000 soldats français et serbes. Arnauld de la Périère décrit lui-même l’attaque comme "effrayante". Le navire marchait à 18 nœuds, faisant des zigzags pour éviter le sous-marin. L’U 35 l’atteignit avec sa dernière torpille, à plus de 900 mètres, et le toucha à mort. La panique fut terrible et de nombreux soldats sautèrent par-dessus bord. "La mer était couverte de canots surchargés ou chavirés, et d’hommes luttant pour leur vie". Le grand navire s’enfonça, l’arrière le premier, et disparut, plus de 600 hommes périrent avec lui.
       Au début de 1918, Arnaultd de la Périère quitta la Méditerranée pour l’Atlantique où il prit le commandement de l’U 139, un de ces corsaires à grand rayon d’action capables d’aller jusque vers les côtes américaines. Mais le 1er octobre 1918, au cours de l’attaque d’un convoi puissamment escorté, il fut gravement avarié par des grenades sous-marines. Son commandant réussit cependant à le ramener à Kiel. La révolution allemande puis l’armistice l’y trouvèrent et l’U 139 fut livré aux Alliés comme toute la marine allemande. Pour échapper à ce sort jugé déshonorant, la Flotte de Haute Mer se saborda dans la baie écossaise de Scapa Flow.

(Référence : R.H. Gibson et Maurice Prendergast, Histoire de la guerre sous-marine (1914-1918) (traduit de l’anglais), Paris, Payot, 1932.

Jean-Pierre Rocher


CROISEUR AUXILIAIRE "GALLIA"
(1 Citation à l’Ordre de l’Armée)

Le croiseur auxiliaire "GALLIA", commandé par le Lieutenant de Vaisseau KERBOUL, transportait des troupes à Salonique lorsqu’il fut torpillé le 4 Octobre 1916.

Texte de la Citation à l’Ordre de l’Armée
(Journal Officiel du 5 Décembre 1919)

Le croiseur auxiliaire "GALLIA" : torpillé le 4 Octobre 1916, par un sous-marin ennemi, au large de San-Pietro (Sardaigne), alors qu’il transportait des troupes. Tous à bord ont donné le plus bel exemple de courage, de sang-froid et de discipline.

LE COURTOIS
Rapport de l’Enseigne de Vaisseau DU LANOIR
Officier en Second du "GALLIA"

  

       Le 3 Octobre 1916, le "GALLIA" a embarqué à Toulon environ 2050 passagers à destination de Salonique. Il y avait 1650 soldats français, 350 serbes et à peu près 50 marins.
       Il faisait complètement nuit quand nous sommes sortis des passes et nous avons aussitôt pris l’allure de nuit à 75 tours, soit 15 nœuds, en suivant les routes prescrites. Je me suis assuré alors que tous les passagers avaient reçu une ceinture de sauvetage. Le lendemain matin à 4 heures, j’ai pris le quart jusqu’à 8 heures. Au jour vers 5h45, j’ai mis les machines à 85 tours, soit 17 nœuds et j’ai commencé à faire des embardées de 50° tous les 1/4 d’heure autour de la route moyenne le 5.8.E., ce qui donnait une vitesse de 15 nœuds sur le fond. Je n’ai rien vu pendant ce quart. A 8 heures, le Commandant m’a dit : "Pour le passage de San Pietro, vous ferez doubler les quarts, c’est un passage dangereux." Je suis descendu de la passerelle et j’ai été parler au Capitaine (de COUESSIN) qui était le plus ancien Officier de l’armée présent à bord et je lui ai indiqué les endroits où il devait faire réunir les troupes en cas d’évacuation du bâtiment. Puis je l’ai prié de donner l’ordre à ses hommes de s’y rendre à titre d’exercice. Quand il me fut rendu compte que les hommes étaient réunis, je suis passé partout moi-même, faisant à chaque groupe les recommandations qui me paraissaient les plus indispensables. J’ai constaté que la plupart des hommes n’avaient pas leur ceinture de sauvetage sur eux. J’ai alors donné l’ordre formel à tous d’avoir sur eux leur ceinture jour et nuit et attachée comme elle doit l’être. Rien de particulier ne s’est passé jusqu’à 14h15 heures de l’appel du "GUICEEN" signalant un sous-marin sur notre route à 15 milles en avant de nous. J’étais à ce moment sur la passerelle et nous étions dans le Sud de San Pietro, dont nous étions passés à 9 m.5 dans l’Ouest vers 13h45. Le Commandant m’a dit alors : "C’est un sous-marin qui vient de l’Ouest et qui rentre ; nous allons venir à l’Ouest." Puis à la réflexion, le Commandant a pensé que ce sous-marin devait voir nos cheminées au-dessus de l’horizon, le temps étant remarquablement clair et qu’ainsi il nous voyait venir à droite. Il m’a dit alors : "Assurez-vous que nos hommes veillent bien. Il y aura un passage dangereux entre 17h15 et 18h30. Vous monterez sur la passerelle". Je suis alors descendu de la passerelle et j’ai fait des rondes recommandant aux hommes de veille de faire la plus grande attention. Je me suis assuré plusieurs fois que mes ordres étaient exécutés.
       A 17h15 je suis monté sur la passerelle. J’ai regardé la carte, et autant que je me le rappelle, les routes étaient depuis 14h05 : 14h15 W. – 15h15 S.45 W. – 16h30 Sud – vitesse 17 nœuds – embardées de 50° tous les 1/4 d’heure – vitesse sur le fond 15 nœuds. A 17h44 exactement, j’étais à babord avec le Commandant, et le Chef Mécanicien, quand un homme a crié "Une torpille par tribord". Le Commandant a aussitôt crié avant d’avoir rien vu "A gauche toute", puis presque aussitôt après, comme nous arrivions à tribord : "Nous sommes fichus". La torpille n’était plus en effet qu’à quelques mètres de nous. Le Commandant a manœuvré les machines et je crois me rappeler qu’il a mis babord en arrière toute, puis tribord en arrière toute. A ce moment l’explosion s’est produite. Elle a été violente, mais j’avoue que je m’attendais à un bruit plus fort et surtout à un ébranlement plus grand du bâtiment. Le Commandant a alors mis le télégraphe des machines sur "Attention", puis a donné l’ordre d’évacuation. La torpille avait touché par le travers de la cale arrière, ce qui a permis un gros dégagement d’air par en haut et a empêché les cloisons étanches de céder. Aussitôt j’ai quitté la passerelle et me suis rendu sur l’AR du pont des embarcations, en criant aux hommes qui montaient "Coupez partout les saisines des embarcations et radeaux". Après avoir constaté que mon ordre était exécuté, je me suis rendu dans les logements des troupes du pont B et j’ai dit aux soldats : "Mettez-vous en rang comme je vous ai placés ce matin". J’ai alors admiré le sang-froid de ces hommes qui sans un cri, sans un murmure se sont placés comme je leur disais. J’ai ajouté : "Enlevez vos bandes et vos souliers". Puis je suis allé à l’AR du pont B. Là j’ai vu le mécanicien de 2e Classe ACHER qui m’a dit : "Toutes les portes étanches sont fermées". J’ai répondu : "Mais le bateau étale, il ne prend pas de bande". A ce moment est arrivé le Commandant qui a dit : "Eh ! bien". Monsieur ACHER a alors répondu, je crois : "Les machines se remplissent, la cloison va céder". J’étais étonné de ne pas entendre le crépitement de l’antenne de T.S.F. Puis à ce moment j’ai aperçu nettement à 300 mètres sur l’AR un périscope. J’ai crié : "Amenez les embarcations" et je me suis précipité à la pièce extrême arrière du Pont C pour faire ouvrir le feu. Puis quand je suis arrivé, j’avais de l’eau jusqu’aux chevilles et ne voyais plus rien. J’ai dit : "Jetez-vous à l’eau" et ai essayé de regagner l’AV. Je suis arrivé jusqu’à la grue tribord AR ; là une cuisine roulante déplacée m’a barré la route. L’eau gagnait de plus en plus. J’ai retiré mon veston en criant à des soldats près de moi : "Larguez tout, à l’eau", puis j’ai perdu pied. A ce moment, j’ai entendu un coup de sirène prolongé et j’ai compris que c’était l’adieu du Commandant. J’ai nagé un peu pour me dégager des remous et, à environ 15 mètres, j’ai vu le "GALLIA" dressé verticalement. A ce moment, je suis moi-même disparu et quand je suis remonté il n’y avait plus rien qu’une mer couverte d’embarcations, de radeaux et d’épaves. Le "GALLIA" a coulé à 17h57. J’ai nagé alors vers un radeau, où j’ai été recueilli par le canonnier BELLOT. Nous avons encore recueilli quelques naufragés jusqu’à la nuit. Je savais qu’aucun signal par T.S.F. n’avait pas été fait et j’ai pensé à armer un canot pour me rendre en Sardaigne. Malheureusement la nuit est venue et, malgré mes appels réitérés, aucun canot n’a voulu m’accoster. Plusieurs cependant sont passés à portée de voix, dont quelques-uns très peu chargés, mais dans l’obscurité je n’ai pu distinguer qui les montait. Le temps absolument calme nous a permis de passer la nuit sans trop de peine. Vers 21h j’ai été appelé par mon nom, j’ai cru reconnaître la voix du Chef Mécanicien M. OLLIVIER ; j’ai répondu, mais je n’ai rien entendu ensuite.
       Le 5 Octobre à l’aube, j’ai vu les embarcations armer leurs avirons et deux groupes se former, l’un allant vers le Sud, l’autre vers le Nord. J’ai regretté qu’aucune d’elles ne vienne près de moi. La situation était assez critique, car il n’y avait aucune raison pour qu’on vienne à notre secours. J’ai aperçu à environ 1500 mètres de moi un canot qui ne bougeait pas et j’ai réussi à l’atteindre. Il avait à bord une soixantaine de soldats. J’ai déposé ces hommes sur différents radeaux et j’ai formé un équipage de 30 hommes sachant bien nager. J’ai gardé à bord deux blessés, qui étaient déjà dans le canot et le Lieutenant d’Infanterie LIBIS. Il n’y avait malheureusement ni voile, ni compas dans le canot.
       A 11 heures, je me suis mis en route au N.E. me guidant sur le soleil. J’avais réparti mes hommes en 3 équipes qui se relayaient toutes les demi-heures. Vers 15h30 j’ai aperçu un bateau que j’ai reconnu peu après pour être le " CHATEAURENAULT ". J’ai fait des signaux qui, je crois, n’ont pas été vus. Mais le croiseur faisait route sur le lieu du naufrage et j’avais la presque certitude qu’il avait aperçu les radeaux (les naufragés ont été secourus par le " CHATEAURENAULT " et des patrouilleurs). J’ai pensé à faire demi-tour, mais je savais qu’il y avait des canots devant moi et j’ai considéré comme mon devoir de continuer. Vers 17 heures j’ai rejoint un canot, conduit par le docteur VARENNE. Ce dernier m’a demandé ce qu’il fallait faire. Il avait à bord une voile et un compas. Nous nous étions éloignés de 14 à 15 milles déjà. Aussi lui ai-je dit de me suivre route au N.E. Il a été convenu que nous échangerions des signaux par Coston 0h et à 3h. J’ai continué ma route. La nuit je me suis dirigé sur la Polaire et vers 3 heures j’ai vu le feu de San Pietro. A 0h et à 3h les signaux convenus furent échangés. Plusieurs fois nous aperçûmes des lueurs de projecteur. Au jour on voyait distinctement la terre et près de nous il y avait le canot n°8, conduit par le Maître de manœuvre et le premier-maître mécanicien CASSAULET. L’embarcation du docteur n’était pas en vue. Je suis arrivé facilement à 8 ou 10 milles de terre. Mais là un courant portant au N.W. nous empêchait de gagner et il a fallu mettre deux ou trois hommes sur chaque aviron pour avancer. Nous avons réussi ainsi à dépasser le N.S. du feu de San Pietro, mais un vent frais de N.W. s’est levé qui nous a obligé à atterrir sur l’île d’Antioco. Pendant ce temps l’autre canot avait mâté et réussi à tourner la pointe Sud de San Pietro. A environ 1500 mètres de la terre, une tartane de Carlo Forte nous a pris à la remorque et peu après un vapeur qui avait déjà recueilli le canot 8 venait à notre rencontre et nous débarquions en ville à 19 heures.
       Je tiens à signaler l’accueil particulièrement cordial que nous avons reçu de la part de la population. Mes hommes ont été logés, nourris et vêtus avec les plus grandes attentions. Monsieur le Lieutenant de Vaisseau, Capitaine du Port, et Monsieur l’Agent consulaire se sont particulièrement dévoués.
       Sur ma demande ils ont immédiatement signalé le lieu du naufrage du "GALLIA". Le lendemain à 16h30, l’ "ALDEBARAN" arrivait sur rade. Les autorités ont mis à ma disposition un vapeur pour rejoindre la "NORMANDIE", qui nous a menés à Bizerte.
       Je tiens à signaler l’entrain et le courage des hommes qui sont allés vers moi à l’aviron jusqu’à San Pietro et particulièrement Monsieur le Lieutenant LIBIS, qui nous a aidés autant qu’il l’a pu.
       J’ai constaté de nombreux cas de bravoure d’abnégation chez les soldats passagers, mais, ne les connaissant pas, il m’est impossible de rappeler leurs noms et je serais même malheureusement incapable de les reconnaître.
       Amiral, je ne puis terminer sans rappeler la conduite sublime de notre Commandant, qui voyant tout perdu, s’est suspendu à la sirène et nous a dit adieu dans un long cri d’alarme.

Signé J. DU MANOIR.

Sont cités à l’Ordre de l’Armée :

KERBOUL (E.A.), Lieutenant de Vaisseau Commandant le "GALLIA". A été pour tous lors du torpillage de son bâtiment, un exemple de sang-froid et de courage. Est mort à son poste de commandement sur la passerelle.

AUGUSTIN (F.E.), Enseigne de Vaisseau de 1° Classe auxiliaire. De quart au moment du torpillage de son bâtiment a fait preuve du plus grand courage. Après s’être dévoué au sauvetage du personnel, est remonté sur la passerelle où il est mort héroïquement englouti avec le "GALLIA".

DE GODON (H.M.O.), Enseigne de Vaisseau de 1° Classe auxiliaire. A fait preuve de grand calme et de beau courage lors du torpillage de son bâtiment. S’est efforcé jusqu’au dernier moment de faire fonctionner les appareils de T.S.F. Est mort héroïquement à son poste englouti avec le "GALLIA".

LANZONI (Jean), Premier-Maître Mécanicien temporaire, n° 6849 S’est fait particulièrement remarquer par son sang-froid, son courage et son initiative lors du torpillage du "GALLIA". Mort héroïquement englouti avec son bâtiment.

RAZOULS (Marcel), Quartier-Maître Mécanicien, 465395. S’est fait particulièrement remarquer par son sang-froid, son courage et son initiative lors du torpillage du "GALLIA". Mort héroïquement englouti avec son bâtiment.

DE COUESSIN (Hyacinthe), Capitaine d’Infanterie au 113° Régiment d’infanterie territoriale. Passager à bord du "GALLIA". Lors du torpillage du bâtiment s’est uniquement préoccupé du salut de ses hommes. Mort héroïquement en se dévouant pour l’assurer.

OLLIVIER, Mécanicien Principal de 1° Classe auxiliaire. A fait preuve, lors du torpillage du "GALLIA", de courage et d’énergie. A assuré avec sang-froid l’évacuation des machines et des chaufferies, puis est remonté sur la passerelle se mettre à la disposition du commandant. N’a quitté le bâtiment que sur ordre. Après la disparition du "GALLIA" a montré dans l’organisation des secours de belles qualités de commandement.

LE COURTOIS DU MANOIR (J.), Officier en second, Enseigne de Vaisseau. A fait preuve, lors du torpillage du "GALLIA" par un sous-marin ennemi, de belles qualités d’initiative et de sang-froid. A assuré l’évacuation du personnel jusqu’à la disparition du bâtiment.

FRO LENTOU (Alexandre-Joseph), Matelot sans spécialité du "GALLIA", Fécamp, n° 4211. A fait preuve de courage lors du torpillage du "GALLIA", est resté jusqu’au dernier moment pour coopérer au sauvetage des passagers. Grièvement blessé, englouti avec le bâtiment, n’a été sauvé que par une chance inespérée.

REVERT (Jules), Matelot sans spécialité du "GALLIA" S.P.M. n° 150. A fait preuve de courage lors du torpillage du "GALLIA". Dans l’attente des secours s’est jeté trois fois à la mer, au péril de sa vie, pour sauver des camarades.

GUDOT (Auguste), Matelot sans spécialité du "GALLIA", 305121. A fait preuve de courage lors du torpillage du "GALLIA". Dans l’attente des secours s’est jeté plusieurs fois à la mer, au péril de sa vie, pour sauver des camarades.

DI MIGLIO (Jean-Joseph), Matelot sans spécialité du "GALLIA", n° 5815. A fait preuve d’un sang-froid et d’un dévouement absolus lors du torpillage du "GALLIA". Recueilli sur un radeau, une jambe cassée, a fait l’admiration de tous par son courage et son entrain.

Décorations de la Légion d’Honneur avec Croix de Guerre
Chevalier

M. OLLIVIER (L.P.H.), Mécanicien Principal de 1° Classe auxiliaire. Chef mécanicien du "GALLIA". S’est toujours fait remarquer par son énergie et son autorité sur le personnel dans des circonstances périlleuses. A montré les plus belles qualités de courage et de commandement lors du sauvetage des victimes du torpillage de son bâtiment.

  
Texte de la citation à l’ordre de l’armée envoyé par Monsieur Névin

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